Le 16 avril 1859 Alexis de Tocqueville nous quittait

Le 16 avril 1859 Alexis de Tocqueville nous quittait

Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville

1. Eléments biographiques

Sa vie privée :

Alexis de Tocqueville, philosophe politique, précurseur de la sociologie, nait à Paris le 29 juillet 1805, cadet d’une vieille famille légitimiste normande.

Sa mère Louise Madeleine Le Peletier de Rosanbo est la petite fille de Malesherbes. Son père, le Comte Hervé Clérel de Tocqueville appartient à la noblesse d’épée ; il sera nommé Préfet de Moselle en 1817. Alexis le rejoint en 1820 et fréquente le Lycée Impérial de Metz (actuel Lycée Fabert) où il obtient son baccalauréat en 1823. C’est l’époque où Alexis perd la foi « tout en restant attaché à la religion catholique, au soutien des religions à la démocratie mais à la nécessité de la séparation des Eglises et de l’Etat »[1]

C’est aussi le temps des premières amours : amour ancillaire qui le fera père, puis amour de Rosalie Malye, la fille de l’archiviste de la Préfecture, avec laquelle, sous la pression de son père, il devra rompre. Mais cette relation et plus encore, ses voyages aux Etats Unis, marqueront sa relation aux femmes et sa vision de leur rôle dans la société : « C’est la femme qui fait les mœurs ».[2] ». Après avoir obtenu sa licence en droit, il devient magistrat : Juge auditeur au Tribunal de Versailles. Il se mariera en 1836, avec Mary Mottey, une émigrée anglaise.

La rencontre avec la « démocratie en Amérique » :

Le 2 avril 1831, en compagnie de Gustave de Beaumont, il embarque pour les Etats Unis dans le cadre d’une mission ministérielle d’étude sur le système pénitentiaire américain. Il va découvrir les États-Unis et comprendre le meilleur exemple disponible de démocratie. Il en fait un rapport : « Du système pénitentiaire aux Etats Unis et de son application » qui parait en 1833[3]. Mais aussi, son célèbre, « De la démocratie en Amérique [4]». Une analyse du système démocratique en général et de son illustration américaine particulière. : une grande République libérale et fédérale. L’ouvrage, en 2 tomes, parait avec un immense succès, le premier en 1835, le second 1840.

L’homme politique :

Tocqueville est fait Chevalier de la Légion d'honneur en 1837, élu à l'Académie des sciences morales et politiques l’année suivante, puis à l'Académie française en 1841(fauteuil N°18).

Il est élu député de Valognes, dans la Manche en 1839. Député d’opposition, siégeant au centre-gauche, il prononce, le 27 janvier 1848, un mois avant la révolution de juillet, un discours demeuré célèbre parce-que prophétique.

"On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, … je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. …Peu à peu, il se dit que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété y repose sur des bases qui ne sont pas des bases équitables ? …Quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles amènent tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, … les révolutions les plus redoutables ? … ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan…"

Après cette révolution du 22 au 25 Février 1848, il est élu à l’Assemblée constituante. Membre du parti de l’Ordre, il est un des rédacteurs de la Constitution de la 2° République. Du 2 mars 1849 au 2 Décembre 1851[5], élu député, il se montre anti esclavagiste, favorable au libre-échange et à la colonisation, tout en réprouvant fermement les excès. Un temps ministre des Affaires Etrangères (2 Juin au 31 Octobre 1849), il est, cette même année, élu Président du Conseil Général de la Manche jusqu’en 1852, date à laquelle il se retire de la vie politique.

A la fin de sa vie il rédige « L’ancien régime et la révolution [6]». Il y développe l’idée que la Révolution française est plus une accélération de l’évolution, engagée sous l’ancien régime, qu’une véritable rupture. Le progrès de l’égalité est pour lui une des causes de cette Révolution, non une conséquence : « le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande »

Pour soigner sa tuberculose il réside dorénavant avec son épouse à Cannes, où il décède le 16 Avril 1859. Il est inhumé dans le caveau familial du cimetière de Tocqueville avec pour simple épitaphe : Alexis de Tocqueville, 1805-1859.

2. La pensée et l’œuvre politiques et philosophiques

La réflexion de Tocqueville est saisissante d’actualité et souligne sa puissance de prévision. L’enjeu de son texte majeur « De la démocratie en Amérique », est « de chercher à comprendre comment on peut garantir la liberté dans un processus irrésistible d’émergence démocratique et d’égalité des conditions porteuses de nombreux dangers et ambivalences »[7].

Il est un défenseur de la démocratie, des libertés individuelles et de l’égalité en politique[8] . Pour lui, la démocratie peut naître de deux manières ; soit par une brusque révolution cherchant à détruire l’aristocratie et les inégalités, soit de manière plus diffuse, comme aux Etats Unis : « Le grand avantage des américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolution démocratique et d’être nés égaux, au lieu de le devenir »[9].

Cette démocratie s’entend dans un sens politique et surtout social faisant de l’égalité une norme ; une égalité des droits pouvant coexister avec une inégalité politique, voire économique.

Il rapproche l’influence de la démocratie sur les mœurs, notant que « l’égalité des conditions » et la démocratisation constituent le principal facteur d’adoucissement des mœurs, d’élargissement de la compassion et de la générosité vers tous les membres de la société. Elle induit un changement des rapports entre maîtres et serviteurs[10], les « serviteurs devenant en quelque sorte les égaux de leurs maîtres », grâce à un contrat conclu entre les parties. Hors de ce contrat, maître et serviteur deviennent des citoyens égaux : « dans la démocratie, l’état de domesticité est librement choisi ».

Il n’occulte pas l’adéquation subtile entre liberté et égalité : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ». … « Les peuples démocratiques ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible. Ils veulent l’égalité dans la liberté …. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie mais ils ne souffriront pas l’aristocratie. »

Tocqueville remarque que seule l’égalité est propre à la démocratie, alors que la liberté peut se retrouver dans d’autres régimes, mais elle y hiérarchise les individus. L’égalité produit une société ambivalente et contradictoire dans laquelle chacun peut être indépendant, mais en risquant d’être facilement soumis à la majorité.

De même, une démocratie où la liberté devient une passion secondaire est nourrie par l’individualisme qui pousse chacun à délaisser les affaires publiques pour se concentrer sur ses affaires privées, laissant ainsi l’opinion majoritaire se répandre sans obstacle dans un effondrement de l’esprit critique lui épargnant l’effort de construire son opinion propre.

Il identifie ainsi l’individualisme comme étant le problème majeur de la démocratie : « L'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». 

Dans le tome 2 de « De la démocratie en Amérique », Tocqueville estime que « pour combattre les maux que l’égalité peut produire, il n’y a qu’un seul remède efficace, c’est la liberté politique ». Sinon la démocratie se transforme en despotisme. Son célèbre « doux despotisme » résume les enjeux et les risques impliqués par l’égalité des conditions et la démocratie. Quand le pouvoir est démocratiquement constitué et légitime, le peuple tend à lui accorder une grande liberté d’action qui peut induire une grande concentration des pouvoirs.[11]

« …Si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques… il serait plus étendu et plus doux et il dégraderait les Hommes sans les tourmenter […] Je ne crains pas dans leurs chefs des tyrans mais plutôt des tuteurs. » […] « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. » 

En fait, ce despotisme régit l’ensemble de la vie des individus. Mais, il n’est pas une fatalité. Ainsi, la démocratie américaine dispose des moyens de le prévenir grâce à : l’esprit de communauté assuré par les liens associatifs, remplaçant les solidarités aristocratiques, à la liberté de la presse, à un système fédéral décentralisé, notamment au sein des assemblées communales, où « réside la force des peuples libres », au rôle fondamental des corps intermédiaires, à la convergence des « intérêts » individuels vers ceux de tous. Dans l’état social démocratique, la liberté ne peut se déployer que lorsque les individus se rassemblent et agissent dans la vie civile et politique.

Ainsi Tocqueville montre comment la démocratie et la passion de l’égalité sont ambivalentes et quasiment paradoxales, produisant des dangers et en même temps les moyens d’y remédier.[12] En mettant en évidence, au sein de la démocratie, les tensions possibles entre égalité et liberté, leur éventuelle résolution, Tocqueville initie les fondements philosophiques de la démocratie libérale contemporaine.

Le peuple américain, bien que composé de gens ayant souvent une langue, une croyance, des opinions différentes, constitue pourtant un peuple homogène, parce que soumis à une condition commune et lié par un intérêt commun. Tocqueville discerne ainsi, sans le dire explicitement, qu’il s’agit d'une société économique plus que d’une société politique : « Et la République est pour lui le meilleur des gouvernements. » 

La portée de la réflexion tocquevillienne franchit largement les limites de son époque. Par ses positions en faveur du rapprochement franco-allemand[13], par ses analyses de la Révolution Française, de la démocratie américaine, son œuvre est quasi intemporelle et fait écho au contexte actuel de dérives des institutions et des idéologies.

3. Solliciter Tocqueville aujourd’hui face aux menaces sur la démocratie

La démocratie vacille aujourd’hui. « Elle n’est pas seulement en recul à travers le monde, elle est aussi en crise dans ses bastions. Elle ne s’étend plus, elle se rétracte et régresse. »[14] Elle est soumise à de sérieuses menaces : celles des régimes autoritaires, des populismes, mais aussi celle de la défiance des peuples envers les élites, ou des crises actuelles[15]. Tocqueville avait su analyser la démocratie, ses effets, ses contradictions internes, ses forces, ses faiblesses.

Il expliquait que « le fait démocratique » est tout ensemble riche de promesses et lourd de menaces. Il redoutait « la tyrannie de la majorité » et de « l’opinion publique » craignant que la vague qui apporte « l’égalisation des conditions » ne chasse la liberté. 

La démocratie risque donc de provoquer des effets politiques inverses des visées qui sont les siennes. L’intelligentsia française, après l’Amérique libérale, doit entendre les puissantes intuitions d’une œuvre présente dans la pensée politique. [16]

D’une grande clairvoyance, Tocqueville a déjà abordé toutes les questions que nous nous posons à ce propos. Son « inquiétude l’a rendu propre à pressentir l’époque tourmentée que nous vivons »[17]

Tyrannie de la majorité, individualisme, despotisme doux (celui de l’assistance ?), despotisme bureaucratique, égocentrisme, communautarisme, populisme, risque des oligarchies, des nouvelles élites…. Les passions démocratiques qu’il évoque sont au cœur de notre actualité qui « justifie qu’on le relise en raison de sa lucidité prémonitoire »[18] et de la pertinence de son analyse.

 M.M. et C.M - Avril 2021

 

Bibliographie

Benoit J.L. : « Comprendre Tocqueville » Paris, Armand Collin Paris 2004

Benoît J.L. : « Tocqueville un destin paradoxal » Paris, Bayard, 2005

Boudon R. : « Tocqueville aujourd’hui » Odile Jacob, Paris, 2005

Boukerche A. : « De la fragilité de la démocratie » Editions Apogée Rennes 2015

Robien (de) G. : « Alexis de Tocqueville », Paris, Flammarion, 2000

Couturier B. : « Penser la crise contemporaine de la démocratie avec Tocqueville » Le tour du monde des idées. France Culture 11.06.2018

Gibert P. : « Démocratie, citoyenneté et religion » - Etudes. Avril 2004- p.545-548

Grossmann R. : « Les amis messins de Tocqueville : Une correspondance éclairante » Conférence devant l’Académie de Metz le 5.10.2009

Guellec L. : « Tocqueville et l’esprit de la démocratie » Les presses de Sciences Po. Paris 2005

Huguenot V. : « Tocqueville l’oublié de Metz » L’estrade N°6 Mai 2016

Manent P. : « Tocqueville et la nature de la démocratie » Gallimard Paris 2006

Raynaud P. : « Tocqueville » in « Dictionnaire de philosophie politique » P.U.F 3) édition 12 Septembre 2003

Riviale O. : « Tocqueville ou l’intranquillité » L’Harmattan – Ouverture Philosophique.1997

Tocqueville(de) A. : « Œuvres complètes, tome IV, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l'étranger, synthèse d'Heffer Jean », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations Année 1986 Volume 41 Numéro 3 p. 724-726http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1986_num_41_3_283304_t1_0724_0000_000 [archive)

Tocqueville – « De la démocratie en Amérique » - De Dicto #22 – Politikon.

« L’actualité de Tocqueville » Actes du colloque de St Lô (Sept.1990) - Cahiers de philosophie politique et Juridique. N°19 – 1991. Centre de publications de l’Université de Caen

 

[1] Grossmann R. : « Les amis messins de Tocqueville : Une correspondance éclairante » Conférence à l’Académie de Metz le 5.10.2009

[2] Huguenot V. : « Tocqueville l’oublié de Metz » L’estrade N°6 Mai 2016

[3] Tocqueville (de) A. : « Œuvres complètes, tome IV, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l'étranger » Synthèse d'Heffer Jean, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations Année 1986 Volume 41 Numéro 3 p. 724-726.

[4] Tocqueville (de) A. : « De la démocratie en Amérique » Gosselin Editeur Paris 1835 et 1840

[5] 2 décembre 1851 : coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte

[6] Tocqueville(de) A. : « L’ancien régime et la révolution ». Michel Lévy Frères Editeurs. Paris. 1856

[7] Ibid.6

[8] Benoît J.L. : « Tocqueville un destin paradoxal » - Paris, Bayard, 2005, 374 p., p. 213, 214

[9] Que diraient de cela les autochtones ?

[10] Tocqueville (de) A. : « De la démocratie en Amérique » - De Dicto #22 – Politikon.

[11] Ibid.6

[12] Ibid.6

[13] Benoît J.L. : « Tocqueville un destin paradoxal » Paris, Bayard, 2005, 374 p., p. 61

[14] Couturier B. : « Penser la crise contemporaine de la démocratie avec Tocqueville » Le tour du monde des idées. France Culture 11.06.2018

[15] « La démocratie peut-elle survivre à l’époque ? » Marcel Gauchet -France Culture 20.01.2021

[16]  « L’actualité de Tocqueville » Actes du colloque de St Lô (Sept.1990)- Cahiers de philosophie  politique et Juridique . N°19 – 1991. Centre de publications de l’Université de Caen.

[17] Riviale O. : « Tocqueville ou l’intranquillité » L’Harmattan – Ouverture Philosophique.1997

[18] Gibert P. : « Démocratie, citoyenneté et religion »- Etudes. Avril 2004- p.545-548